CONCOURS ELOQUENCE 2023 - NAHIA ABOUBAKAR
2014, treize ans et entre les mains quelque chose dont je ne présentais pas la nature, mais qui pouvait changer le cours de mon existence. Un téléphone, une ouverture au monde, avec tout ce qu'il a de plus profond, précieux et pervers à offrir. Aujourd'hui, peut être que mes parents regrettent la décision qu'ils ont prise en cet été de 2014.
Inlassablement, nos priorités changent, le fragile, le précieux, l'enfant grandit et avec lui ce qui est, ou non, à protéger. Pourtant, des décennies durant, nous avons consacré le droit de propriété comme étant le premier des droits. C'est ainsi que la morale est entrée dans l'équation en affirmant que personne ne peut être dépossédé de ce qui est à soi. Mais la propriété d'hier n'est plus celle d'aujourd'hui.
Nous protégeons nos maisons, nos investissements, notre argent, tout ce que nous pensions avoir de plus cher. À l'heure de la société du numérique, nous ne pouvons aller jusqu'à ignorer qu'il est de choses plus importantes que ce que nous sommes, aller - violences incluses - jusqu'à ignorer l'homme et le monde. Tenez, moi, sur mes appareils électroniques je suis en nom en N, qui traîne des habitudes, des domaines d'intérêt, des préférences.
Je suis fan de jazz, intéressée par la politique et obsédée par l'éloquence, diraient certains. Alors, si l'adage veut que l'information soit la clé de la connaissance, nos informations personnelles sont une mine d'or. Puisqu'elles sont nous, elles incarnent le silence le plus éloquent qui soit. Et en cela, elle constitue les nouvelles propriétés à protéger. Et dans ce clair-obscur où le premier des droits demeure celui de disposer de soi,
Voilà que s'avance, comme pour toute révolution, l'éthique. L'éthique, c'est ce contrat sacré, insaisissable, qui nous enjoint à coexister, comme s'il résidait, battant, au fond de nos cœurs. Comme si, chaque fois que nous choisissions l'éthique, nous donnions forme à une quasi révolution. Alors, si le numérique est devenu une norme, plus encore une habitude présente et ancrée chaque jour, c'est bien parce que, chaque fois que l'offre de soins vient à manquer sur le territoire, c'est la révolution numérique qui permet de la combler. Chaque matin,
c'est la révolution numérique qui nous permet de savoir, par les prévisions météorologiques, quelle journée s'offre à nous. Chaque instant où l'ignorance est reine, c'est la révolution numérique, enfant chéri de l'information, qui féconde la pensée. Alors oui, le numérique est une révolution. Mais l’éthique, c'est la première d'entre elles. Celle-là même qui, unique parmi la création, nous fait basculer de l'état de nature à celui de société.
C'est que, par la force des choses, nous avons appris à évoluer avec les révolutions de nos sociétés, à les maîtriser. Comme toute révolution qui se produit, elle implique le bouleversement des habitudes passées et impose un passage en force d'une force qui, souvent, nous dépasse. Lorsqu'en 1789, le peuple s'est réuni sous un même étendard, il a donné naissance à la première constitution que nous ayons connue.
C'est qu’hier déjà, nous n'avions pas attendu la religion pour avoir de l'humanité. Après la Révolution française, nous avons consacré que, lorsqu'une agitation advient, la morale nous enjoint à recréer le terreau fertile à notre coexistence. Preuve, s'il en fallait, qu'il n’est de révolution sans éthique. Et aujourd'hui n'est donc que l'expression des révolutions d'hier qui auront toutes, inlassablement, leur avenir demain.
Alors, on s'adapte, on vit toujours avec elle, parfois pour elle, malgré elle et, plus rarement, contre elle également. Non pas que ce que le numérique représente soit dommageable. Simplement qu'on ne s'y retrouve pas, qu'il ne nous inclut pas. L'éthique nous dit que pour protéger nos données personnelles, certains ont le droit à l'oubli en raison de notre condition d'homme. Mais que dit-elle à ceux qui ont presque le devoir de ne pas se faire connaître ?
Que dit-elle aux près de 5 millions de Français dépourvus d'appareils électroniques ? Si nous reconnaissons au numérique un caractère substantiel à la vie, quel avenir pour ceux à qui cette révolution ne donne pas voix au chapitre ? Et l'exil, ne faisant pas disparaître les différences, c'est ainsi que ces millions d'entre nous représentent les déshérités de la modernité, les déshérités du genre humain.
Car certes, ouvrir le droit permet, sans aucun doute, d'avoir le choix. Mais se munir de l'éthique chaque jour, comme on agrippe son téléphone, c'est faire en sorte que tout un chacun ait le droit de choisir. Alors, pour les plus connectés, les plus chanceux, l'Agence France Presse communique 50 dépêches d'information par heure, 1900 par jour, relayées ensuite par plus de 20 journaux quotidiens.
Eh oui, ça fait beaucoup, nous sommes d'accord. Mais si nous sommes sans cesse happés sous un flot d'informations et de données, quelle connaissance avons-nous réellement ? Que sais-je, si ce n’est que l’information est perpétuelle d’abord et de surface ensuite ? Et bien, je sais que notre réalité sociale s'effrite, qu'elle brûle et que nous regardons ailleurs. Je sais que le numérique peut nous lier et nous rapprocher comme il nous a déjà failli.
Je sais que nous avançons, main tendue vers la prospective, sans voir que c'est l'avenir qui nous offrira brutalement la sienne. Et sans une once de morale, les médias nous prouvent sans cesse que la vérité se diffuse autant qu'elle se détruit. Alors, n'oubliez pas que derrière l'utilisateur, il est un homme, même quand le sensible n'est pas, l'être humain demeure et l'utilisation du numérique se doit de respecter transparence et vérité.
Certains m’opposeront qu'on ne sait pas où l'on va, que c'est une course effrénée à l'instantanéité qui fait perdre, à chaque instant, de son moment, de sa teneur, de son contenu. Mais le numérique est là et il compte bien le rester. Reste alors à parachever l'éthique, à inclure progressivement chacun, à faire respecter nos droits et à contrôler cette révolution.
Contrôle nécessaire et salvateur qui, comme les Lumières en leur temps, nous guident plus qu'ils nous aveuglent. Qui nous dit qu'il n’y a de révolution que là où il y a conscience. Et qui, à la question, Que vaut un homme ?, ne s'attache ni au passé ni aux apparences. Non. Il nous enjoint à ne pas considérer que la peine est perdue, dès lors que la cause est connue. Parce que c'est en faisant corps que nous nous enrichissons,
Parce qu’à mesure que l’éthique subsiste, l’humanité progresse, parce qu’ensemble nous construisons, aujourd'hui pour demain. Une société sans éthique est comme un jour sans lumière.